Reproduire une enluminure …

La palette de couleur utilisée par un enlumineur pour tel manuscrit pouvait être restreinte. C’est le cas du manuscrit Paris, BnF français 14970 réalisé en Hainaut vers 1285. Il comprend 3 livres : un Bestiaire de Guillaume le Clerc, un Lapidaire de Marbode, une Image du monde de Gossuin de Metz. Celui qui nous intéressera est le premier, le Bestiaire.

L’Enlumineur et ses manuscrits

Alison Stones identifie l’enlumineur « Bute Master«  (Alison Stones, Gothic Manuscripts 1260-1320, Part One, Vol. 1 p. 63 III-53). Elle lui attribue une série de manuscrits en plus de celui que nous venons de citer. Parmi ceux-ci, nous en retenons quelques-uns exécutés dans son atelier (Cat.III-53 dans Alison Stones, …) :

  • Paris, BnF français 15106 : Thomas de Cantimpré trad. La manière et les faitures des monstres des homes qui sont en orient et le plus en Inde. Toujours d’après A. Stones, l’un des copistes de ce manuscrit a écrit les rubriques rouges du BnF français 14970 qui nous intéresse. L’autre des deux copistes du fr. 15106 était peut-être aussi le 3ème copiste du fr. 14970. D’après François Avril, le fr. 15106 faisait partie avec le fr. 14970 et le BnF français 15104 (composé en 1285 et très similaire au fr. 14970) d’un seul volume ; auquel il faudrait ajouter, d’après F. Avril, le Paris, bibliothèque de l’Arsenal 2510.
  • Paris, BnF latin 18262 : Martinus Polonus Chronica réalisé entre 1277 et 1280
  • Turin, BNU L.III.8 : Roman de Cassidorus, d’Elkanus et Peliarmenus (ajouté au corpus par Castronovo)
  • Wroclaw, Bibl. Univ. Rehdig Coll. : Thomas de Cantimpré, De rerum natura

Les autres manuscrits recensés mais que nous ne mentionnons pas, sont enluminés en collaboration avec entre autres le « Mons Perceval artist ». Le « peintre Bute » ainsi appelé par Alison Stones d’après le nom donné au manuscrit le Psautier Bute, commence sa carrière c. 1274 comme assistant du Maître du Pontifical de Cambrai (Tolède, AC 56.19, Cat. III-49 dans Alison Stones, … p. 291). Il a par la suite bénéficié du mécénat des comtes de Flandre. Le Judas Machabé (BnF français 15104) qui était une partie d’un volume composé entre autres de notre manuscrit fr. 14970, fut composé en 1285 pour Guillaume de Termonde tandis que le fr. 15106 fut traduit pour ‘Madame d’Enghein’ (manuscrit qui appartenu à la belle-fille de Marie d’Enghein, Yolande de Flandre, petite fille de Gui de Dampierre et qui se maria avec Gautier d’Enghein en 1287).

Challenge #enluminerensemble

Notre manuscrit, le fr. 14970 est de petites dimensions. Sur le groupe Facebook Enluminure/Calligraphie que j’ai créé (3000 membres), j’ai lancé un challenge #enluminerensemble qui consiste à se donner un laps de temps pour reproduire une enluminure. J’avais choisi le folio 12v : la chasse à la licorne qui mesure environ 6 cm de large. Nous avons travaillé pour la plupart, à échelle.

Chasse à la licorne, BnF français 14970 folio 12v, Hainaut v. 1285

Si de prime abord, la palette de cette image est restreinte, je vous emmène dans le monde des enlumineurs qui tentent de reproduire les couleurs des enluminures qu’ils veulent copier et pour vous montrer le chemin emprunté. La palette possible est : un bleu – du lapis lazuli ou de l’azurite-, un orange qui a légèrement noirci -du minium -, un jaune et un rouge pour le fond, ces deux dernières couleurs étant posées en transparence. Seul l’arbre bleu-vert posait problème. Quel mélange était-ce ? On pense d’abord à une couleur à base de vert-de-gris mais il a fallu regarder les autres enluminures du manuscrit pour comprendre la subtilité de la chose.

La couleur verte du tronc pouvait donc être une superposition ou un mélange à partir du jaune. La couleur plus foncée verdâtre devait être trouvée ! Sachant qu’une teinte verte se fait de bleu et de jaune, je me suis donc attelée à la création d’un nuancier. J’ai pour cela choisi l’azurite et le lapis lazuli comme bleus de base. Puis j’ai ajouté la couleur jaune qui me semblait être de l’ocre. J’ai ajouté à peine du jaune dans les bleus, séparément. Ceci juste afin de salir la couleur. Et ô miracle ! Notre vert gris-verdâtre apparu ! Le mélange de bleu qui se rapprochait le plus de celui du manuscrit, du moins tel que je le vois sur mon écran d’ordinateur, est celui avec l’azurite et l’ocre jaune. Restait à trouver la teinte bleutée des feuilles des arbres. Il a fallu mettre un peu moins de jaune dans le bleu et ajouter du blanc de plomb. D’ailleurs après réflexion, il semble que le tronc de l’arbre contient aussi un peu de blanc, ce que nous avons ajouté aussi.

Voici les nuanciers préalables dont je me suis servie pour réaliser l’enluminure.

Nuancier de verts par mélanges et superpositions
Nuancier de rouge et de jaune (ocres)

Les Pigments utilisés

Passons en revue les pigments que j’ai utilisés. Bien qu’il ne soit pas possible d’affirmer que le Maître Bute ait utilisé ces pigments pour le manuscrit BnF français 14970, et en l’absence d’analyses physico-chimiques, nous pouvons cependant faire une hypothèse sur la gamme restreinte des couleurs employées.

Le réceptaire à consulter pour avoir une idée des techniques utilisées est le De Coloribus faciendis de Pierre de Saint Audemar écrit sans doute à la fin du XIIIe-début XIVe siècle. Il nous est connu par le Recueil des Libri colori de Jean Lebègue (1431) publié Mary Merrifield en 1849.

Un bleu : l’Azurite ?

Le bleu utilisé dans la reproduction de la scène de chasse est l’azurite, compte-tenu des nuanciers de verts réalisés. Si nous n’avions pas fait ces verts, il eut été difficile de juger de l’utilisation de l’azurite ou du lapis lazuli. Il se trouve qu’avec les deux pigments à disposition, les mélanges de bleu et d’ocre jaune laissent à penser que le « peintre Bute » a utilisé l’azurite dans le BnF français 14970. Cette méthode est néanmoins peu fiable ; il suffit pour cela de regarder les recherches de Roosen Runge qui affirmait que tel manuscrit était peint avec tel pigment en se basant sur des nuanciers de couleurs qu’il avait réalisé d’après des recettes. La confrontation avec les analyses physico-chimiques ne s’est pas révélée probante. Bien qu’ici le but ne soit pas scientifique mais artistique, il a bien fallu identifier un pigment afin de reproduire l’une des enluminures du « peintre Bute ».

Identifier clairement l’azurite dans les réceptaires, avant le XIVe siècle, n’est pas aisé. En effet, elle se cache sous le nom d’azur tout comme le lapis lazuli. Seuls quelques tours de main permettent de les distinguer.

Rappelons que l’azurite est un « minéral bleu composé du carbonate basique de cuivre 2CuCO3.Cu(OH)2 recueilli dans la zone d’oxydation des gites de cuivre » (Bernard Guineau, Glossaire des matériaux de la couleur et des termes techniques employés dans les recettes de couleurs anciennes, 2005, p. 94).

Si nous nous tournons vers les analyses physico-chimiques des manuscrits, l’azurite a été utilisée au moins depuis l’époque carolingienne. Au XIIIe siècle, nous pouvons aussi affirmer l’utilisation de l’azurite en enluminure. Mais pour quels manuscrits ? Quelles régions ? Quels ateliers d’enlumineurs ?

Un Lectionnaire conservé en Russie (Bibliothèque de l’Académie des sciences, Ms F-403) réalisé en France dans le 2ème tiers du XIIIe siècle a une palette comprenant le bleu azurite (Mais restons prudente car les enluminures ont été restaurées).

Un autre Lectionnaire daté des XIIe-XIIIe siècles et réalisé en milieu cistercien au Portugal, est le seul, sur quinze autres manuscrits analysés et provenant du même scriptorium, à contenir l’azurite (Scriptorium cistercien portugais de Santa Maria de Alcobaça, Ms 433 folio 4v).

Comme les fouilles préventives, les analyses physico-chimiques des manuscrits, même si elles sont de plus en plus courantes, reflètent une partie de l’histoire et de l’histoire de l’art. Seuls quelques nouveaux programmes, comme les analyses des manuscrits du Mont-Saint-Michel, permettrons de juger de l’utilisation de tel pigments dans un scriptorium au fil des ans.

Ce qui nous a donné l’idée de tenter une nuance de vert à base d’azurite, est une analyse d’un manuscrit du début XIVe siècle par le Fitzwilliam Museum. Il était question de poser un bleu fait d’azurite et d’indigo sur une couleur jaune organique (et sur un vert organique) pour faire des feuilles.

Un orange : le Minium ?

Cette couleur ne pose à priori pas de problème dans son identification. A cela près qu’il peut s’agir du rouge de plomb à l’état naturel sous la forme d’un minéral ou du minium, résultant de la cuisson du blanc de plomb.

Le Trial Index de Daniel Thompson concernant le classement des pigments par datation de réceptaires, indique des recettes de minium dès le XIIe siècle. Il s’agit de chauffer du blanc de plomb.

Voici la définition du minium : c’est un « oxyde de plomb obtenu par chauffage de massicot jaune [stade intermédiaire entre le blanc de plomb et le minium], sans fusion mais avec oxydation, la couleur rouge ou rouge orangé obtenue variant selon la proportion d’oxyde de plomb rouge PbO dans le mélange » (Bernard Guineau, op. cité, p. 474). La formule chimique du minium et du rouge de plomb (nom du minium naturel) est Pb3O4.

Un jaune : l’Ocre jaune ?

Le jaune a soulevé un certain nombre de questions. S’agissait-il d’une terre/ocre ou d’un colorant ? Comme le fond de la scène de chasse est rouge, on peut penser que ce sont deux terres. Le rouge pouvant résulter de la cuisson de l’ocre jaune. Mais il peut aussi s’agir de deux colorants, comme la garance (rouge) (ou le bois de brésil) et le safran (jaune).

Toujours d’après le Trial Index de Thompson, l’ocre (jaune) utilisée pour fabriquer l’ocre brûlée ne fait l’objet de recettes qu’au XVe siècle. Mais c’est une technique utilisée depuis les temps les plus reculés.

Quelle autre couleur aurait pu fournir le jaune ? Un rendu un peu plus flashi s’obtient avec le jaune de safran. Une recette de Pierre de Saint Audemar lui est consacrée. Nous n’avons pas testé cette couleur jaune avec l’azurite.

Un rouge : l’Ocre rouge ?

Le fond rouge transparent de la scène de chasse peut être réalisé soit avec un colorant, soit avec une terre posée en transparence. Nous avons choisi cette dernière option même si au final nous avons un peu triché dans la pose de cette couleur.

L’ocre rouge pouvait être naturelle ou artificielle. Le fait de brûler de l’ocre jaune pour fabriquer de l’ocre brûlée de couleur rouge est connu depuis l’Antiquité. Théophraste (IIIe-IIe s. avt JC) dans son traité sur les Pierres dit que c’est une découverte de Kydias (Mark Clarke, The Art of All Colours, p. 41). Vitruve, Pline l’Ancien, Dioscorides en parlent. Au XIIIe siècle, l’encyclopédiste Barthelemy l’Anglais consacre les chapitres xxxix (Livre XVI) et xxxi (Livre XIX) de son De Proprietatibus rerum à l’ocre et l’ocre brûlée (Mark Clarke, Ibid, p. 48).

Comme la palette du « peintre Bute » est restreinte, il n’est pas impossible de penser que l’ocre jaune ait été brûlée pour produire un rouge.

Un noir : le Noir de fumée ?

Le pigment noir qui est très couvrant, pour peindre notamment le soulier du chasseur, peut être le noir de fumée. Sa fabrication est aisée. Il suffit de choisir une flamme (de chandelle, de lampe à huile, de torche, …) et de poser à l’envers un récipient (en métal ou en terre). La flamme vient alors frapper le contenant et le noircir : c’est notre noir de fumée que l’on récupère en l’époussetant avec une plume et en le laissant tomber sur un papier.

Pierre de Saint Audemar préconise l’usage d’un noir de carbone sur parchemin, sans nous dire avec quoi il est fait.

D’après le Trial Index de Thompson, les recettes de pigments noirs n’ont pas été repérées avant le XIVe siècle. Nous pouvons cependant dire que les recettes de noir de vigne remontent au moins au XIIe siècle. Dans un manuscrit daté des XIIIe-XVe siècles, le #2690 du TAOAC de M. Clarke contient une recette de fabrication d’un pigment noir.

Un blanc : Le Blanc de plomb ?

Le blanc utilisé par le « peintre Bute » est sans doute le blanc de plomb. Il est fabriqué en faisant réagir des lames de plomb que l’on suspend dans un pot au fond duquel on place du vinaigre. C’est la couleur blanche médiévale la plus utilisée. Pierre de Saint Audemar en donne une recette. Celle-ci est très intéressante car il met dans le même pot, des lames de plomb pour le blanc et des lames de cuivre pour faire le vert-de-gris.

Pour conclure, c’est à partir d’une reproduction d’enluminure du XIIIe siècle que nous nous questionnons sur la palette utilisée par le « peintre Bute » pour enluminer le BnF français 14970 et notamment le folio 12v.

En observant les manuscrits fr. 15106 et fr. 15104 qui avec le fr. 14970 formaient un seul volume, des similitudes apparaissent au niveau des représentations des arbres et des personnages de profil. Voici à titre d’exemples et pour conclure, deux enluminures choisies dans ces manuscrits.

Peuple des Cyclopes, Paris, BnF français 15106 folio 31r
Antiochos IV symbolisé par un sanglier, Paris, BnF français 15104 folio 3r

Si le traitement des feuilles d’arbres est similaire, le fond rouge en revanche, est lui, traité différemment.